Paroles d’auteurs, paroles de réalisateurs (à propos de l'adaptation, Alain Dufau / Marie-Eve Venturino)

 

"Il y a des images dans les mots et des mots dans les images. On n'adapte pas un texte poétique, on passe d'un type d'images à un autre."
Gérard LEBLANC in “L'Entre vues”,
Jean-Daniel Pollet et Gérard Leblanc.  Éditions de l'œil.

Le cinéma inventé, les opérateurs Lumière eurent tôt fait en quelques mois de gagner tous les continents, d’y filmer des images de découverte pour un public friand de nouveaux spectacles. Raymond Queneau le rappelle "le cinéma est né (...) dans les kermesses, a vécu dans les faubourgs et s'est épanoui sans l'aide des gens cultivés".
Mais très vite aussi le cinéma saura utiliser la littérature: beaucoup de films muets adapteront des pièces de théâtre ou des romans, et Méliès s'inspirera de Jules Verne ou de H.G. Wells.
Dés les années 10, les romans d’aventure, les drames, mélodrames et romans fantastiques seront adaptés: la galerie des héros et archétypes toujours fréquentée de nos jours fut mise en image . “Frankestein” connut sa première adaptation en 1902 (une trentaine depuis), “Carmen” en 1907 (une quarantaine depuis), “Dr. Jekyll et Mr. Hyde” en 1908, “Les 3 mousquetaires” en 1909, et “Tarzan” en 1918 (une quarantaine de versions depuis).
Dans les années 20 les surréalistes en feront un moyen d'expression poétique. Le cinéma pouvait tout évoquer.
Le parlant va refonder les rapports du livre et de l'image en éloignant le cinéma de la pantomime et du spectacle théâtral, même si l'apprentissage de l'exercice cinématographique de la parole fut hésitant. Et  Artaud en appellera à ce que le cinéma peut avoir de spécifique:"depuis le parlant les élucidations de la parole arrêtent la poésie inconsciente et spontanée des images".
Les romanciers prennent de plus en plus l’habitude de voir leurs romans adaptés au cinéma. Jusqu’à la boutade désabusée du romancier américain James CAIN (“Hollywood n’a rien fait à mes livres, ils sont toujours là, sur mon étagère”).
James CAIN est l’auteur du roman “Le facteur sonne toujours deux fois”. Visconti l’adaptera avec “Ossessione” réalisé en 1942. Renoir lui avait remis une traduction dactylographiée, le livre n’étant pas édité en France et en Italie. L’adaptation sera le fruit du travail d’une équipe comprenant Giuseppe De Santis, Michelangelo Antonioni et Alberto Moravia. Visconti pratiquant l’adaptation trés libre, comme prétexte à un véritable travail de réinvention personnelle, il ne fait pas mention du roman américain dans le générique. L’adaptation se définit encore largement à cette époque comme illustration du livre: une adaptation libre n’est pas forcément vécue comme une adaptation. “Ossessione” devint le manifeste du néo-réalisme italien. Dans l’aprés-guerre le nom de l’auteur et le titre du roman furent rajoutés. Il fallut attendre 1946 pour voir le roman adapté aux Etats-Unis (par Tay Garnett), le code de censure dit code Hays, interdisant depuis 1937 les films jugés érotiques. En 1981 Bob Rafelson réalisa une autre adaptation, en plaçant le récit comme l’avait choisi J.CAIN lors de la dépression économique de 1929. La critique et le public le reçurent comme un remake du film de Tay Garnett, en oubliant le livre. James CAIN avait raison: le romancier doit prendre quelque distance d’avec les adaptations cinématographiques de ses romans.

Les polémiques du pour ou contre l'adaptation littéraire, du plus ou moins de trahison ou de fidélité de l'œuvre originale se cristallisèrent en 1951 quand Bresson réalisa “Le Journal d'un curé de campagne” (d'après Bernanos). Le critique André Bazin dans les Cahiers du Cinéma (le N°3) défendit un cinéma qui trouve là son inspiration dans la littérature. Il défendit un film particulier, où la liberté créatrice du metteur en scène donne une œuvre forte alors même que paradoxalement la fidélité à l'écriture de Bernanos y est grande. "Il s'agit toujours d'atteindre à l'essence du récit ou du drame, à la plus stricte abstraction esthétique sans recours à l'expressionnisme, par un jeu alterné de la littérature et du réalisme, qui renouvelle les pouvoirs du cinéma par leur apparente négation. La fidélité de Bresson à son modèle n'est en tous cas que l'alibi d'une liberté parée de chaînes, s'il respecte la lettre c'est qu'elle le sert mieux que d'inutiles franchises, que ce respect est en dernière analyse plus encore qu'une gêne exquise, un moment dialectique de la création d'un style.(...) Sa dialectique de la fidélité et de la création se ramène en dernière analyse à une dialectique entre la littérature et le cinéma. Il ne s'agit plus ici de traduire si fidèlement si intelligemment que ce soit, moins encore de s'inspirer librement, avec un amoureux respect, en vue d'un film qui double l'œuvre, mais de construire sur le roman par le cinéma, une œuvre à l'état second. Non point un film "comparable" au roman ou "digne" de lui, mais un être esthétique nouveau qui est comme le roman multiplié par le cinéma."
L’affirmation de chaque style cinématographique (le mode d’adaptation choisi par l’auteur-réalisateur pour partie le fécondant), est à l’ordre du jour. L’adaptation comme “réfraction d’une oeuvre dans l’esprit d’un autre créateur” selon la belle formule d’André BAZIN, va travailler le cinéma plus librement. Les choix des réalisateurs  pourront se dire simplement, à côté des romans à la mode: celui de H.G.CLOUZOT, dans le Figaro Littéraire de Février 1955:"Je dis à Vera: tu devrais lire ça tout de même. C'était un roman policier : Celle qui n'était plus de Boileau et Narcejac. À 2 heures du matin, à mon tour, j'avais envie de dormir. Mais Vera me dit : Il y a là-dedans une idée formidable. Ne dors pas. Il faut que tu la lises... Je lis, mais je suis déçu. À la moitié du bouquin, j'avais découvert le truc. Elle me dit "continue !". À 4 heures du matin je finis le bouquin. À 9 heures et demie, j'avais acheté les droits."
Tout autant pour Howard HAWKS, quand il raconte en 1956 aux Cahiers du Cinéma la naissance de scénarios: "Hemingway est un de mes très bons amis; nous chassons et pêchons ensemble. J'essayais de le persuader d'écrire pour le cinéma et il me dit : "Je peux être bon écrivain dans un livre, mais je ne sais pas si je pourrais l'être dans un film." Je lui répondis que je pouvais prendre sa pire histoire et en faire un film. - "Quelle est ma pire histoire ? - To Have and Have not, c'est épouvantable. - Eh bien, me dit-il, j'avais besoin d'argent, je l'ai écrit d'une seule traite. Tu ne peux pas en tirer un film. - Nous pourrions essayer." Et tout en pêchant et chassant, nous avons commencé à en parler. Nous avons donc décidé que le meilleur moyen de raconter l'histoire n'était pas de montrer le héros vieillissant, mais comment il avait rencontré la fille, en somme toutes les choses que Hemingway n'avait pas dites et qui s'étaient passées avant le début du roman. Après quatre ou cinq jours de discussions, nous sommes rentrés et avons écrit le scénario tel qu'il a été tourné. Et il restait assez de matière pour faire un autre film, qui fut très bon.”. Il s’agit de “The Beaking Point” de Michael Curtiz.