Vers un cinéma social, Jean Vigo.

Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de révéler le cinéma social, pas plus que de l'étouffer en une formule, mais de s'efforcer d'éveiller en vous le besoin latent de voir le plus souvent de bons films (que nos faiseurs de films me pardonnent ce pléonasme) traitant de la société et de ces rapports avec les individus, et des choses…

Le Monsieur qui fait du documentaire social est ce type assez mince pour se glisser dans le trou d'une serrure roumaine, et capable de tourner au saut du lit le Prince Carol en liquette, en admettant que ce soit spectacle digne d'intérêt. Le Monsieur qui fait du documentaire social est un bonhomme suffisamment petit pour se poster sous la chaise du croupier, grand dieu du Casino de Monte-Carlo, ce qui, vous pouvez me croire, n'est pas chose facile.

Ce documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu'y défend nettement son auteur.

Ce documentaire social exige que l'on prenne position car il met les points sur les i.

S'il n'engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela…

Et le but sera atteint si l'on parvient à révéler la raison cachée d'un geste, à extraire d'une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l'on parvient à révéler l'esprit d'une collectivité d'après une de ses manifestations purement physique.

Et cela, avec une force telle que, désormais, le monde qu'autrefois nous côtoyions avec indifférence, s'offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux.


Texte écrit le 14 juin 1930 et extrait du numéro spécial de Ciné Club consacré à Jean Vigo.
Repris dans Regards neufs sur le cinéma aux Éditions du Seuil, 1965.