Filmer avec… Entretien avec Alain Dufau (Guy Gauthier)
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- Catégorie : Autres textes
- Publication : vendredi 14 novembre 2008 12:22
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Cinéaste militant ?
Je ne me sens pas cinéaste militant. Au sens de fabricant de tracts, ou de porte-parole idéologique. Par contre je défends concrètement un cinéma que j’espère politique. En ce qu’un film documentaire interroge tout à la fois le sens de l’image dans notre société et ce que nous pouvons voir concrètement. Comment regarder quoi ? Quoi filmer comment ? Cette tension constante fait pour moi la nécessité du cinéma documentaire. Je n’ai jamais pu séparer le fonds de la forme. Pas plus distinguer l’émotion de l’entendement. C’est forcément une tentative pour partager des émotions et du sens avec les protagonistes du film puis les spectateurs, pour débrouiller les fils de la complexité ou de la simplicité apparente.
Les images sont massivement organisées sous les registres de l’illustration moralisatrice, de l’émotivité ou du pédagogique. Mais, c’est avec les autres que je peux refuser de me laisser noyer dans le flot incessant des images illustratives ; avec ceux que je rencontre refuser tout autant le simplisme réducteur. Comment regarder quoi avec qui ? Filmer avec, énoncer avec, élaborer avec, cheminer avec. Je ne sais pas vraiment pourquoi : je garde espoir dans la transformation des êtres humains, même si cet espoir est ridiculement petit, lucidement vain. Peut-être un film peut-il déplacer mon regard, notre regard, travailler un peu notre désir de transformation. De fait je ne peux penser sur les gens mais avec eux. Faire un film c’est discerner où j’en suis de mon rapport avec les autres, avec la société aussi et ses institutions imaginaires, la force de ses conventions. Ecouter les respirations collectives.
Parfois je travaille à partir d’ateliers d’écriture, d’ateliers de théâtre, de séminaires. Parfois il s’agit de co-écriture : ainsi avec Alain et Mohamed deux personnes détenues à la prison des Baumettes, pour le film Il y a un temps réalisé dans le cadre d’ateliers d’expression menés par Lieux Fictifs. Parfois l’objet même est de montrer le travail d’un collectif : ce fut le cas dans Parce qu’ils on tué Ibrahim. Bien évidemment et ce n’est pas si simple, les règles du jeu (entre l’élaboration, l’écriture et la réalisation) doivent être claires, et si elles changent il faut les reformuler.
Vous travaillez régulièrement avec la télévision régionale. Comment, à votre avis, le cinéma militant " à l’ancienne " peut-il se glisser entre les deux systèmes de financement, production Télé et cinéma, sans perdre sa raison d’être ?
Pour le cinéma qui engage la dimension collective il est assez difficile d’accéder à la diffusion large des télévisions nationales. Cependant, le nombre de diffuseurs audiovisuels tourne autour de 140, ce qui permet à bon nombre de producteurs d’accéder à l’automatique et au sélectif. Théoriquement, cela donne plus de chances, mais ce sont souvent des " couloirs " thématiques, en fonction de la spécialisation des chaînes. Il faudrait s’interroger sur l’incidence de la montée en charge du thématique, sur les contraintes du thème sur la liberté de création. Je me suis souvent entendu dire : " Vous changez de thème ". Exemple : Entre la dette et le don, coproduit avec Arte. C’est un film sur les relations des dits SDF et des travailleurs sociaux qui s’en occupent. Une partie est consacrée aux jeunes clandestins : 200 jeunes clandestins arrivent chaque année sur le port de Marseille, d’Afrique ou des Balkans. Des associations se sont montées pour l’aide de ces jeunes. Il ne fallait pas en rester à l’image classique de la personne esseulée sous une porte cochère, mais aller à leur rencontre. Le diffuseur m’a dit : vous traitez deux films, les clandestins et les SDF. Il se trouve que de plus en plus les sans logements seront des clandestins. Il n’y avait pas deux thèmes, Arte l’a admis. Le rôle du cinéma est aussi de faire surgir du sens en rapprochant des fragments de réalité apparemment distants.
Ce système de coproduction ne limite-t-il pas les autres usages du film ? Entre la dette et le don, par exemple a été produit par Ardèche Images, qui a trouvé des coproducteurs, Canal Marseille et Arte, qui étaient intéressés à l’insérer dans une soirée thématique. Le film n’est-il pas du coup coupé de la diffusion militante immédiate ?
Pas du tout, et c’est aussi pour ça que j’ai créé Carnet de ville, un outil de développement de projets. A partir du moment où je mets en place les bonnes conditions d’écriture d’un film, je négocie avec le producteur délégué un droit de tirage sur les films réalisés. J’estime qu’il est très important, dans les réseaux associatifs, d’avoir la possibilité d’organiser des soirées, des manifestations, de faire des duplications de cassettes. Je dois dire que les producteurs délégués avec lesquels je travaille ou j’ai travaillé Ardèche Images, Archipel 33, Treize production, Les Films du tambour de soie, ne s’opposent pas à ces diffusions, et travaillent dans le même sens que moi. Mais il vaut mieux assurer sa liberté.
Quand vous faites un film, qu’attendez-vous de lui ? Est-ce que c’est une page tournée ?
Un documentaire se fait en collaboration avec des gens qui désirent penser à voix haute avec moi, là où nous en sommes réellement de nos états de résistance. Un film, pour moi, est une entreprise collective, que je pilote, clairement si possible, où ceux que je rencontre ont leur mot à dire sur l’état de nos passions sociales, comme sur nos volontés de résistance au mépris, aux humiliations. Où en sommes-nous de nos formes de résistances au racisme ? Réponse : Parce qu’ils ont tué Ibrahim ; où en sommes-nous dans notre façon d’accompagner le pauvre? Réponse : Entre la dette et le don . Ressentir comment le travail social individualise chaque cas, et — paradoxalement — assigne à résidence le SDF, le chômeur, le sans-papiers, en faisant remonter nos peurs ancestrales. Sachant qu’un film n’épuise pas des interrogations, au contraire.
Je n’accompagne personne, j’essaye juste, dans un moment assez dense qui est celui de l’expérience cinématographique d’être à la fois avec et dans la bonne distance, de sentir et m’interroger depuis un lieu de relégation qui peut être symbolique ( une usine restructurée, une prison, la pauvreté…) comment regarder le monde.
Dans La formulation, cependant, vous avez mené une démarche qui prenait chaque cas en compte, mais qui impliquait des solidarités, le travail avec des syndicats.
Michel Bijon, metteur en scène de théâtre, avait mené une expérience théâtrale avec le comité d’entreprise, surtout cégétiste, deux ou trois ans auparavant. Nous venons dans la même entreprise parce qu’il y a un plan de restructuration. Au moment où l’usine passe du groupe Rhône-Poulenc au groupe Heutsch. Toute la filière phyto-sanitaire est livrée au groupe allemand. Appuyés par le comité d’entreprise, nous demandons au directeur de l’établissement de pouvoir filmer les gens à leur poste de travail dans l’entreprise. Il refuse, parce que, dit-il, le plan n’est pas terminé. Cela consistait à éliminer 170 emplois sur 350. Il revenait à chaque chef de département de faire la liste des personnes à licencier. D’où un climat pervers, malsain, qui a fait que tout le monde s’est entredéchiré. Comme les gens ne savent pas encore s’ils sont ou non sur la liste, ils ont des réticences à s’exprimer. Alors, nous nous plaçons dans la bibliothèque du comité d’entreprise, en demandant à ceux qui le veulent bien de passer pour parler.
Il y a tout de même un choix esthétique, et pas seulement une adaptation aux circonstances. Vous auriez pu utiliser la vidéo couleur à l’extérieur de l’entreprise, vous avez préféré les vues fixes en noir et blanc, avec les paroles en bande sonore.
Il est vrai que nos fascinations interviennent : La jetée a eu une grande influence, nous en sommes nourris. C’est une façon de rendre hommage aux modèles qui nous ont fécondés. Mais c’est aussi une question d’efficacité : devant le petit magnétophone, dans le cadre familier de la bibliothèque, les gens se confient mieux. Ce sont eux qui refusent l’image mobile, et préfèrent la photographie. Ils ont accepté de dépasser le discours syndicaliste traditionnel, ne se sont pas sentis en position de porte-parole, ils ont accepté de réfléchir avec nous. C’est évidemment le travail antérieur de Michel Bijon qui avait créé le climat de confiance. Ça a été l’occasion de s’apercevoir du peu de mémoire : nous étions en 1993, la moulinette des restructurations fonctionnait en France depuis une vingtaine d’années, et nous avons trouvé nos syndicalistes complètement démunis face au phénomène. Cette entreprise était un haut-lieu de la CGT, qui avait chaque fois dénoncé le mécanisme, mais c’était toujours la première fois. On ferme l’entreprise, on met des banderoles, on convoque la presse, c’est comme une routine. C’est une difficulté pour le monde ouvrier de trouver des formes nouvelles face au redéploiement du salariat et du capital. Si le cinéma peut essayer de participer à sa manière à réinventer la résistance, c’est d’abord en montrant le réel dans sa complexité, ses contradictions, ses paradoxes : ici à partir d’une situation de crise. D’où notre titre : La formulation. Ces gens travaillaient à la formulation chimique, transformant des produits de base en poudres, granulés, pour traiter les cultures, mais ils étaient dans une grande difficulté pour dire, formuler leur situation.
Est-ce que ce n’est pas simplement un jeu de mots ?
Vous vous êtes beaucoup intéressé aux problèmes de l’habitat, pas seulement à ceux de l’entreprise. Au nom de l’urgence, par exemple...
C’était une tentative pour retrouver ces gens qui, au lendemain de la guerre, s’étaient organisés devant l’inertie de l’action gouvernementale. C’est aussi la découverte de vieux militants, comme Séverin Montarello, ou Marius Apostolo, qui ont, en France, créé le mouvement Squatter. Le mouvement Castor est né à Toulouse, le mouvement Squatter est né à Marseille, porté par ces deux militants et quelques autres. Ils ont été un moment 10000 à Marseille, inventant toute une démarche : repérage des lieux, évaluation du nombre de familles pouvant être logés, assaut, et, en fonction du propriétaire (église, municipalité, grands propriétaires), se prémunir pour ne pas être délogés. Il existait une loi des réquisitions, mais il fallait encore la faire appliquer. Grace à Michel Anselme et à son équipe du Cerfise, j’ai retrouvé ces vieux militants que personne n’avait vraiment salué. Quand Droit au logement reprend la même démarche et les mêmes arguments, il ne cite pas les antécédents, ce qui est un peu normal, mais oublie les acquis d’une expérience. Et c’est là qu’on retrouve ce problème de la mémoire dont on parlait avec les luttes syndicales. Au lendemain de la guerre, à Marseille, il y avait 65000 personnes qui vivaient dans des bidonvilles. Les Castors, ont fondé cinq cités en autoconstruction. Il y a eu ensuite les cités expérimentales, dans la lignée Le Corbusier. Puis la machine à dupliquer la construction massive s’est mise en branle. Autant, au lendemain de la guerre, les ouvriers ont résisté, et fondé des formes différentes d’habitat, ou participé à des commissions pour créer des cités expérimentales, autant ensuite ils se sont laissé entraîner dans le système uniformisé du logement social. Le mouvement squatter avait décrété " petit bourgeois " le logement individuel !
Ce qui est surprenant, c’est que cette amnésie généralisée dans les luttes — travail, habitat, émigration — n’a pas été vraiment combattue par l’audiovisuel, qui est une mémoire consultable, au moins de demi-génération en demi-génération. Les films sont devenus des archives, pas des moyens de réactivation de la mémoire.
Je ne sais pas pourquoi. Je crois discerner une raison interne : il me semble que cela participe de la machine démocratique institutionnelle. A chaque période, les institutions donnent des réponses techniques à des besoins sociaux. Il faut finir une lutte, et il est difficile de réfléchir la sortie de la lutte. Qu’est-ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? Tous les médias, dès qu’il y a une sortie de lutte, présentent la réponse technique, qui a été négociée. Le besoin social, la résistance par l’imaginaire, autrement dit tout ce qui constitue la mémoire, sont déjà mis en berne. La filiation des imaginaires est occultée. Les médias, en ce qu’ils sont une chronique officielle, retranscrivent l’événement. Avant de m’engager dans Au nom de l’urgence, j’ai fait rechercher par l’INA régional les 400 documents d’archives sur l’urbanisme. Il est évident que c’est la chronique officielle : inaugurations, colloques, déclarations, etc. On a vu monter tout l’imaginaire de la mise à l’écart. On a d’abord veillé à ce que les ouvriers soient confinés dans le logement social en-dehors de la ville. Dans un premier temps, tout allait bien, il y avait le soleil et l’hygiène ; ensuite, il y a eu la désignation : quartiers défavorisés. On voit ainsi monter tout le discours de dénigrement, de suspicion, de défaveur. Ça, c’est après coup, mais dans le moment où ça se passe, il est difficile de prendre la distance avec la chronique officielle de l’actualité: il faut bien se contenter de réponses techniques, qui apparaissent comme des sorties de crise honorables.
Si bien que le cinéma militant serait une sorte de contre-chronique officielle.
La difficulté du travail de mémoire vient d’abord de la difficulté que nous avons à réfléchir dans l’actualité, pour sortir de nos mémoires effritées, de famille, de groupe, de communauté, pour gagner une mémoire audible par le plus grand nombre : participer de la fabrique d’Histoire. Bien souvent, on ne pense pas que les lieux collectifs sont aussi des lieux institutionnels qui portent leur propre autocensure. Ce que j’essaie de dire dans mes films, c’est que les lieux collectifs sont aussi des lieux paradoxaux, et que travailler ces paradoxes que produisent les lieux collectifs, c’est travailler à la constitution de vraies mémoires appropriables plus largement. Par exemple, dans le film sur Ibrahim Ali, je fais chronique sur le procès des meurtriers d’un jeune Marseillais, colleurs d’affiches du Front National. C’est la première fois, après sept meurtres toujours mis sur le compte de bagarres entre bandes, qu’ils sont pris la main dans le sac, et qu’il y a une vraie responsabilité politique. Un comité Ibrahim Ali se constitue, qui réunit autour de la LDH, des mères de famille, des militants du PS, du MRAP, des citoyens qui représentent la société civile, pour aller au-delà d'un procès de vulgaires meurtriers et souligner la responsabilité d’un mouvement politique. Ils ont accepté mon travail très particulier : à la fois je fais chronique du procès, pour tenter de garder mémoire — car personne d’autre, hors les JT, ne filmait, c’était pendant la Coupe du monde de football — et, à ces militants qui travaillent depuis trois ans à donner un éclairage politique à l’événement, je propose de réfléchir sur les formes de lutte, pour se demander si elles sont adaptées ou pas. Par exemple en quoi les luttes antiracistes sont-elles sous influence des partis politiques qui délèguent abusivement à des associations des pans entiers de leur action pensés comme gênants pour leur clientèle ? Pas simplement faire un travail montrant des mouvements collectifs, mais penser ensemble des images qui vont ensuite, peut-être, nous aider à nous transformer. A tout le moins aller au-delà des impressions sympathiques.
Les juifs ont commencé très tard le travail de mémoire, très souvent par le cinéma. Pendant longtemps, on ne parlait pas de la " solution finale ", mais de tel ou tel aspect, tel ou tel " détail ", comme disait Le Pen. Le drame n’a sans doute pas la même ampleur, mais il faudrait revenir sur les luttes d’antan, à moins de considérer que tout est désormais résolu.
Je ne suis pas certain que les juifs aient commencé très tard le travail de mémoire. D’abord je n’ai toujours pas vu " La route est longue " le long métrage autobiographique de Israël Beker de 1946 qui représente l’Holocauste. Ensuite chaque période porte son fardeau d’inaudible. Tout cinéaste est confronté à l’inaudible. Et ceux qui sont sortis des camps l’ont été plus encore.
Je reviens sur le cas Ibrahim Ali, refusé par plusieurs télévisions, pour deux raisons. Un programmateur m’a dit : c’est trop allusif, il faut être plus précis, plus informatif, plus pédagogique. Un autre : ça ne donne pas envie de militer. Les relais d’opinion, ceux qui font quelque part la programmation, ont besoin de galeries de portraits édifiants, de plongées valorisantes, pas d’approche des doutes. Il faut édifier le peuple en lui présentant des héros qui les amènent à militer.
Certains m’ont dit : le fait de vous interroger sur la limite des formes de lutte, ça va fragiliser le mouvement antiraciste. Une fois de plus, on voit bien que la dimension promotionnelle, publicitaire, de communication, a gagné les lieux de résistance. Parce qu’ils ont tué Ibrahim a été présenté à la Ligue des Droits de l’Homme, devant une centaine de personnes. La salle était partagée en deux. 50% des présents disaient : c’est bien parce que ça nous oblige à réfléchir sur les formes de lutte souvent déphasées par rapport aux enjeux, c’est une radioscopie douloureuse ; les autres disaient : c’est dévalorisant, ce qu’il faut, c’est communiquer sur nos initiatives actuelles. Conclusion : quand on est autocritique, quand on pratique la distance avec soi, on donne des armes à l’ennemi. Quand, au sein d’un mouvement de résistance, vous avez des contradicteurs qui tentent de pousser la critique, ceux qui ont le pouvoir peuvent interpréter cela comme une trahison. Être critique avec sa propre famille, c’est renforcer l’ennemi. On n’est pas sorti de ça. On n’est pas sorti du stalinisme. Le discours de communication perpétue ce dispositif de guerre, fut-il symbolique. Un programmateur, en général, se demande ce que le public va penser de ce qu’il va leur montrer, mais il est persuadé en même temps qu’il sait à l’avance ce que le public va en penser. Tous ne sont pas comme ça, sans quoi le cinéma français n’aurait pas les richesses dont il fait montre actuellement, mais je persiste à penser que beaucoup de programmateurs agissent comme des publicitaires, qui croient savoir ce qui va plaire ou ne pas plaire au public. Mieux encore, ce qu’il lui faut.
La formulation, qui sort des sentiers battus du film sur le travail, a eu quel public ?
On oublie l’échec..
Jusqu’aux années 60, le documentaire condamnait l’exploitation du travail. Mais il y avait aussi, sur le mode lyrique, une certaine célébration de ses vertus. Le geste de l’artisan était montré dans sa dimension, esthétique : je pense au Sabotier du Val de Loire, de Jacques Demy. Il y avait une mythologie ouvrière. Aujourd’hui, on n’aborde plus le travail que par ses catastrophes : chômage, licenciements, etc. Il n’y a plus que les films d’entreprise pour célébrer le travail, et concurrencer le stakhanovisme d’antan.
Il y a des cités entières où j’ai tourné, à Marseille, où presque personne n’a de travail, ce qui ne donne pas envie de le célébrer. Par ailleurs, les formes de travail évoluent, l’incertitude gagne. La sous traitante individualisée avance avec l’informatique…Certains secteurs se développent. Par exemple le travail social devient important : c’est 400000 personnes en France. Nous avons peut-être toujours de la difficulté à filmer des métiers moins en prise avec la transformation de la matière. Mais cela change : du côté des films de recherche, du cinéma expérimental, de l’art vidéo les nouveaux matériaux sont pris en compte, et de manière jubilatoire. Il faut savoir écouter le cinéma d’où qu’il vienne. Il est temps d’arrêter d’opposer des genres.
C’est vrai que dans le documentaire, l’inquiétude intellectuelle prend le pas sur la jubilation. Les documentaristes disent en général plus les problèmes d’actualité qu’un chant du monde. Sans doute était-ce le fait de l’audimat. Je crois qu’il est nécessaire et urgent, de tenir les dimensions de refus personnels et collectifs, tout autant que de chanter en images le bonheur à être. Peut-être à construire une mythologie que vous appelez de vos vœux, qui n’opposerait pas la recherche de formes et la résistance. Je crois que ça s’appelle le cinéma.
Les films documentaires restent pour moi des essais, qui me donnent l’occasion de rencontres, de découvertes. Ça passe souvent par des relations personnelles. J’ai d’abord été dans le Comité Ibrahim Ali, parce qu’il me semblait que c’était juste, et c’est ensuite, dans le lieu, au cours des réunions, que je me suis dit : il faut faire ce film. Je suis alors sorti du comité pour garder ma liberté, mais je connaissais les gens. C’est plus évident dans les portraits que j’ai fait de Jacques Windenberger, le photographe, de Claude Viallat, le peintre. Même chose pour La formulation, grâce à Michel Bijon, j’avais rencontré les ouvriers lors de la présentation de leur pièce de théâtre. C’est par nos itinéraires, nos rencontres, que nous abordons le monde.
Entretien paru dans le numéro 110 de la revue Cinémaction - 2004.