Temps de pause - À propos de l’esthétique


À propos de l’esthétique

Chez toi, dans ta photo, tout est à échelle humaine, tout est sous le geste de l'homme. C'est cela même qui casse une vision paupériste ou grandiloquente. Tout est sous le geste de l'homme, de sa présence, même si ce n'est qu'une ombre restante, portée. Le véritable habitat c'est quand il est habité de l'intérieur. Ici c'est le cas : comme si le décor pouvait être transformé, comme si rien n'existait irrémédiable, comme si nous pouvions transformer notre regard, comme si celle qui sourit, celui qui pleure pouvait se transformer.

Tout peut être autrement... Et pourtant c'est à jamais, là, dans cette photo, à jamais dans nos mémoires.
Ta photo donne à entendre l'improbable maîtrise de l'homme sur lui-même et le monde qui l'entoure. Le pathétique c’est le contraire du pathos.

En même temps cela paraît plus simple : il y a ton regard, ta proposition de regard, liée, fondue avec l'auto-mise en scène des gens.

Ceux-là n'ont pas peur de ton regard, ils savent même, à se donner ainsi qu'ils vont découvrir une autre image que nous avons d'eux, et qu'en définitive ils ont aussi d'eux-mêmes.
Et ton regard c'est du folk, comme on le dit de la bonne musique populaire. C'est pas une photo, "la" photo, ce sont des fragments de vie quotidienne, des éclats, des moments, qui assemblés nous invitent à la naissance d'un récit possible, construit avec l'autre. La photo comme musique d'un possible, d'une invention mutuelle, d'une double fierté simplement affirmée.

J'aime aussi beaucoup la naïveté presque picturale.
D'ailleurs comme les peintres tu légendes tes photos, tu localises, tu nommes la scène, les conditions, tu assignes un sens fort qu'immédiatement nous sommes obligés de faire jouer sur la photo.
Je parle d’une photo qui n’est pas dans ce recueil : c’est aussi bien.
Tu dis : voilà il s'agit de ça, cherchez pas, nous sommes "entre 7h30 et 9h, à la FNAC" et puis "ménage au rayon T.V.". Comme toute peinture documentaire tu dis simplement que la vie est là, tenace dans un lieu, un mouvement, une présence.
En quelque sorte tu rassures : un peu comme les premiers plans dans les photos classiques des années 30 : ça servait à rentrer dans la photo (enfin c'est ce qu'on disait). Voilà c'est ça, la légende de chaque photo c'est comme un premier plan, une marche pour nous dire d'oser y aller.
Y a rarement besoin de ça, mais bon, ça rassure les programmateurs, les diffuseurs, les adeptes du "traitez-moi ce thème, seulement ce thème et ne regardons pas ailleurs". C’est comme une humilité à laquelle tu t’assignerais. Et j’accepte ton travail comme tu veux bien nous le montrer.
Reste que les écrans T.V. de cette même photo ne reflètent que d'autres T.V., c'est le règne de la duplication du vide. Reste que la frontalité de ces télés est quasi obscène, que sur la plupart d'entre elles on peut lire, ou deviner "cet été prenez le temps..."
À la fois invite à chercher ailleurs et aveu d'une absence totale de programme, de contenu, de sens, d'émotion.
Reste que Bonie (je sais, son nom n’est pas écrit dans la photo, ni dans la légende, mais comme tu m’as soufflé son nom, maintenant j’en parle), oui Bonie nous tourne le dos, parce que l'électronique a ses manards, ses oubliés du petit matin, mais surtout qu'il n'y a rien à voir. Circulez !
Le sens, et l'émotion plus sûrement, tu nous les proposes en nous montrant le présent simplement tel qu'il peut être, tel qu'il peut se dérouler tendre ou dramatique, mais jamais outré. Il n'y a pas d'héroïsme à être. Il y a seulement de la fierté à partager ensemble l'humaine condition, tout autant, de la fierté à savoir que le monde, il ne tourne pas à la même vitesse pour tous.

Tu nous rapproches de notre présent alors même qu'il nous semblait que tout fuyait de toute part. C'est pas seulement l'été qu'il faut prendre le temps. C'est dès maintenant, voyez ce regard, voyez ces enfants, voyez-vous, voyons-nous, osons être disponible à l'autre, avec nos gestes, nos sourires, nos pleurs, nos travaux, nos attentes.

C'est ce sentiment du présent qui remonte, au-delà, bien au-delà des images compassées du marché de la plainte et de l'allégeance généralisée.