Vers un cinéma social, Jean Vigo.

Il ne s'agit pas, aujourd'hui, de révéler le cinéma social, pas plus que de l'étouffer en une formule, mais de s'efforcer d'éveiller en vous le besoin latent de voir le plus souvent de bons films (que nos faiseurs de films me pardonnent ce pléonasme) traitant de la société et de ces rapports avec les individus, et des choses…

Le Monsieur qui fait du documentaire social est ce type assez mince pour se glisser dans le trou d'une serrure roumaine, et capable de tourner au saut du lit le Prince Carol en liquette, en admettant que ce soit spectacle digne d'intérêt. Le Monsieur qui fait du documentaire social est un bonhomme suffisamment petit pour se poster sous la chaise du croupier, grand dieu du Casino de Monte-Carlo, ce qui, vous pouvez me croire, n'est pas chose facile.

Ce documentaire social se distingue du documentaire tout court et des actualités de la semaine par le point de vue qu'y défend nettement son auteur.

Ce documentaire social exige que l'on prenne position car il met les points sur les i.

S'il n'engage pas un artiste, il engage du moins un homme. Ceci vaut bien cela…

Et le but sera atteint si l'on parvient à révéler la raison cachée d'un geste, à extraire d'une personne banale et de hasard sa beauté intérieure ou sa caricature, si l'on parvient à révéler l'esprit d'une collectivité d'après une de ses manifestations purement physique.

Et cela, avec une force telle que, désormais, le monde qu'autrefois nous côtoyions avec indifférence, s'offre à nous malgré lui au-delà de ses apparences. Ce documentaire social devra nous dessiller les yeux.


Texte écrit le 14 juin 1930 et extrait du numéro spécial de Ciné Club consacré à Jean Vigo.
Repris dans Regards neufs sur le cinéma aux Éditions du Seuil, 1965.

Sur Amsterdam Global Village, de Johan van der Keuken

Extraits d'un avant-projet pour Amsterdam Global Village, Johan van der Keuken.

"Cinéma direct : la vérité de notre propre corps au milieu de ce qui est mis en mouvement autour de nous. Le direct au cinéma : le corps et la caméra se confondent le temps de la prise de vue, tant qu'on est en phase avec l'imprévisible qu'on a soi-même déclenché.

C'est sur la base de cette idée de Cinéma direct que je veux faire un film qui soit à la fois la continuation et l'opposé de "Face Value".

Un film qui abordera peut-être plus en profondeur les absurdités et les contradictions de notre époque. Un film dans lequel se côtoient par exemple : des gens qui fuient, un enfant qui perd sa mère, une mère qui perd son enfant - la jouissance des hommes qui vident le chargeur de leurs armes automatiques - un enfant qui fête son anniversaire, tout décontenancé devant la table chargée de cadeaux, il y en a trop - des éboueurs qui parcourent 35 kilomètres dans leur journée - un éboueur qui rentre chez lui en fin de journée ; a-t-il une femme ? Comment vivent-ils ? S'écroule-t-il de fatigue ? - un foyer d'immigrés en feu ; les gens qui regardent la famille turque que l'on tire hors de la fenêtre vers l'extérieur - un enfant que l'on pose dans son petit lit douillet - deux amoureux qui se caressent tendrement - un jeune néo-nazi qui s'explique avec sa mère ou qui écrit à sa mère de la prison où il est détenu pour avoir mis le feu à un foyer : par besoin de pureté, dit-il, tout est si pourri et confus - des Turcs qui foncent sur des Kurdes - ceux qui font l'amour et comment doit-on les filmer ? Le tout avec le sentiment de l'urgence".


"Aujourd'hui, j'ai de plus en plus le sentiment que ce n'est plus moi qui dirige le cadre, mais que j'ai simplement à suivre la caméra. Elle vole, et je vole derrière elle".

Extraits du livre Johan van der Keuken, Aventures d'un regard - Cahiers du Cinéma - 1998.

La langue écrite de la réalité, Pier Paolo Pasolini

(Extrait)

(…) Il est certain, de toute façon, qu'il faut travailler sur ces problèmes (d'écriture cinématographique), seul ou en équipe, avec compétence ou avec acharnement, mais il faut travailler. Les techniques audio-visuelles constituent désormais une grande part de notre monde, c'est-à-dire du monde du néocapitalisme technique qui avance, et qui tend justement à rendre ses techniques a-idéologiques et ontologiques ; à les rendre tacites et absolues ; à en faire des habitudes ; à en faire des formes religieuses. Nous sommes des humanistes laïques, ou au moins des platoniciens non misologues : c'est pourquoi nous devons nous battre pour démystifier l'"innocence de la technique", jusqu'au bout.

 

Texte écrit en 1966, repris dans le recueil L'expérience hérétique chez Ramsay 1989.