Chercher ensemble

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Du documentaire, comme du chercher ensemble

Nos sociétés sont prises dans un étau qui épuise le sens des images et nous assigne à résidence de l'écran dans toutes ses dimensions.

D'un côté l'hystérie télévisuelle des actualités guerrières, de l'autre la communication omniprésente – publicité, promotion, réclame, propagande... Nous avons besoin de communication et d'informations mais pas de ces flux qui progressivement nous submergent.

Le cinéma documentaire lui nous demande d'entendre en quelle relation nous tenons l'autre avec notre caméra, quelle proposition s'invente alors, quelle façon de regarder le monde à côté de nos usages, de nos conventions, de nos habitudes, de nos entre soi, de nos egos monstres.

Alors au creux de chaque rencontre lors de la préparation d’un film comme au creux de sa réalisation caméra en main, s’invente comme un chercher ensemble, pacte fragile.

Cela tient, à peu prés, à la proposition que je vais faire à celui que je rencontre : je te propose lui dis-je, de penser à voix haute avec moi de ce côté-ci, de cette question-là, à partir de ce constat, de cette situation…De faire un voyage en cinéma où nous allons penser et marcher ensemble.

Enquêter, investiguer, se documenter, c’est déjà pour moi chercher avec les autres. Puis au tournage ne pas asséner des vérités, ne pas se placer au dessus. Je suis toujours étonné, non tant par la demande de commentaire systématique des diffuseurs télévisuels, mais plus par leur propension à vouloir nous faire dire plus que nous ne savons au moment où la caméra tourne.

Je ne peux dire que là où j’en suis à celui que je filme.

Echapper à la flagornerie généralisée. Beaucoup écouter, beaucoup apprendre de l’autre.

Le risque c’est de devenir éponge ne pas trouver la bonne distance. Avec la caméra bien sûr, mais bien avant. C’est comme toute relation humaine : être en empathie et en distance, garder cet équilibre.

Me revient cette phase de Serge Daney : « Il n’y a d’images que là où l’autre existe ».

Car c’est bien d’abord avec des gens que nous travaillons, avec des gens particuliers qui acceptent cette relation de confiance, qui savent que ces images seront exposées, dupliquées, qu’elles circuleront sur la télévision, dans les familles, dans des médiathèques, des écoles, des centres sociaux, des lieux de débat, d'exposition, des lieux publics...

Comment l’image de l’autre peut-elle interpréter autre chose que le pacte fragile qu’est toute relation ? C’est comme une évidence qu’on n’ose jamais tutoyer: on ne filme pas l’autre, mais simplement sa relation à l’autre. Je ne filme pas l’autre, mais simplement ma relation à l’autre.

C’est toujours cela que le spectateur d’abord reçoit.

Faire des images et bannir la facilité qui voudrait que l'image soit la chose la mieux comprise et partagée par tous. Ici et maintenant inventer des images avec les autres. Image, laboratoire du regard, invite. Dans la pleine compréhension que les images et les mots se mêlent inextricablement. Je fais mien le propos de Gérard Leblanc dans « L’entre vues » aux Editions de l’oeil en 1998 : « Il y a des images dans les mots et des mots dans les images ».

Le déni de réalité est à ce point développé par les protagonistes de l’industrie des programmes qu’il nous est difficile de tenir le cap de l’évocation du présent, une évocation qui engagerait notre désir de nous transformer.

Il me faut rendre présent, représenter, en écoutant ce que nos maîtres artistiques nous ont transmis sans autre issue pour moi documentariste que de poursuivre le lent recueil des fragments de vie quotidienne, qu’en rencontrant.

Je me suis engagé très progressivement (je suis un paysan) dans la parole au cinéma comme épreuve de liberté (et non la parole comme vérité, le propre de l’imprécateur): filmer des corps qui parlent, des personnes, incarnées. Marcher avec la caméra. En partageant, en pataugeant du verbe et ses questions, douloureuses, jubilatoires, avec celui que je filme, je m’implique dans le dire car clairement nous avons à y gagner au moment où nous le faisons.

Mais quoi donc ?

Expérience particulière du dépassement de soi ou plutôt tentative de lucidité. Moments à construire où la capacité à regarder serait une capacité à entrevoir du faire. Sans illusion.

Alors le soi construit avec l’autre, comme une borne devenue à peu prés visible, comme image d’une tentative étayée, à étayer de la réalité à conquérir, comme mise en danger de sa propre existence. L’évidence que mon désir de construire du sens avec l’autre au moment où je l’écoute en dit plus que des leçons que j’aurais à communiquer.

Pour s’engager dans une écoute non complaisante, dans l’émergence de sens nourriciers, l’aveu de bricolage m’apparait comme un préalable trop souvent occulté, le moindre des préalables.

N’est-ce pas ce double aveu, aveu de bricolage des réponses humaines, et aveu d’une réalité qui nous échappe, qui actuellement rend le travail documentaire difficilement visible ?

Et puis comme une certitude : quand le cinéma s'invente avec son public, il peut à ce moment s'inventer son public. Seule réponse honorable donc: espérer le public (je ne parle pas d’audimat), le penser par évocation personnelle du rituel cinématographique. Pour moi là est l’usage actuel du documentaire: je veux dire celui qui commande sa nécessité.

Du fait même de l'utilisation du désir de cinéma par la télévision la résistance aux conditionnements actuels devient un des objets du cinéma. Mettre en scène la résistance à l'environnement médiatique et ses normes, ses codes et ses clichés; la faire partager dès l'élaboration du film (sans complaisance à l'autre, le filmé), comme une nécessaire contagion.

Ceux-là que je rencontre n'ont pas peur de mon regard, ils savent même, à se donner ainsi qu'ils vont découvrir une autre image que j’ai d'eux, et qu'en définitive ils ont aussi d’eux-mêmes.

Fragments de vie quotidienne, éclats, moments, qui assemblés nous invitent à la naissance d'un autre récit possible, construit avec l'autre. L’image comme musique. Il n'y a pas d'héroïsme à être. Il y a seulement de la fierté à partager ensemble cette putain de vie, tout autant, de la fierté à savoir que le monde il tourne pas à la même vitesse pour tous. Toi que je filme me permets de nous rapprocher de notre présent actif alors même qu'il nous semblait que tout fuyait de toute part. Espérer se retrouver parfois au delà des images compassées du marché de la plainte et de l'allégeance généralisée.

Alain Dufau