Filmer avec… Entretien avec Alain Dufau (Guy Gauthier)

Quand vous faites un film, qu’attendez-vous de lui ? Est-ce que c’est une page tournée ?

Un documentaire se fait en collaboration avec des gens qui désirent penser à voix haute avec moi, là où nous en sommes réellement de nos états de résistance. Un film, pour moi, est une entreprise collective, que je pilote, clairement si possible, où ceux que je rencontre ont leur mot à dire sur l’état de nos passions sociales, comme sur nos volontés de résistance au mépris, aux humiliations. Où en sommes-nous de nos formes de résistances au racisme ? Réponse : Parce qu’ils ont tué Ibrahim ; où en sommes-nous dans notre façon d’accompagner le pauvre? Réponse : Entre la dette et le don . Ressentir comment le travail social individualise chaque cas, et — paradoxalement — assigne à résidence le SDF, le chômeur, le sans-papiers, en faisant remonter nos peurs ancestrales. Sachant qu’un film n’épuise pas des interrogations, au contraire.

Je n’accompagne personne, j’essaye juste, dans un moment assez dense qui est celui de l’expérience cinématographique d’être à la fois avec et dans la bonne distance, de sentir et m’interroger depuis un lieu de relégation qui peut être symbolique ( une usine restructurée, une prison, la pauvreté…) comment regarder le monde.

Dans La formulation, cependant, vous avez mené une démarche qui prenait chaque cas en compte, mais qui impliquait des solidarités, le travail avec des syndicats.

Michel Bijon, metteur en scène de théâtre, avait mené une expérience théâtrale avec le comité d’entreprise, surtout cégétiste, deux ou trois ans auparavant. Nous venons dans la même entreprise parce qu’il y a un plan de restructuration. Au moment où l’usine passe du groupe Rhône-Poulenc au groupe Heutsch. Toute la filière phyto-sanitaire est livrée au groupe allemand. Appuyés par le comité d’entreprise, nous demandons au directeur de l’établissement de pouvoir filmer les gens à leur poste de travail dans l’entreprise. Il refuse, parce que, dit-il, le plan n’est pas terminé. Cela consistait à éliminer 170 emplois sur 350. Il revenait à chaque chef de département de faire la liste des personnes à licencier. D’où un climat pervers, malsain, qui a fait que tout le monde s’est entredéchiré. Comme les gens ne savent pas encore s’ils sont ou non sur la liste, ils ont des réticences à s’exprimer. Alors, nous nous plaçons dans la bibliothèque du comité d’entreprise, en demandant à ceux qui le veulent bien de passer pour parler.

Il y a tout de même un choix esthétique, et pas seulement une adaptation aux circonstances. Vous auriez pu utiliser la vidéo couleur à l’extérieur de l’entreprise, vous avez préféré les vues fixes en noir et blanc, avec les paroles en bande sonore.

Il est vrai que nos fascinations interviennent : La jetée a eu une grande influence, nous en sommes nourris. C’est une façon de rendre hommage aux modèles qui nous ont fécondés. Mais c’est aussi une question d’efficacité : devant le petit magnétophone, dans le cadre familier de la bibliothèque, les gens se confient mieux. Ce sont eux qui refusent l’image mobile, et préfèrent la photographie. Ils ont accepté de dépasser le discours syndicaliste traditionnel, ne se sont pas sentis en position de porte-parole, ils ont accepté de réfléchir avec nous. C’est évidemment le travail antérieur de Michel Bijon qui avait créé le climat de confiance. Ça a été l’occasion de s’apercevoir du peu de mémoire : nous étions en 1993, la moulinette des restructurations fonctionnait en France depuis une vingtaine d’années, et nous avons trouvé nos syndicalistes complètement démunis face au phénomène. Cette entreprise était un haut-lieu de la CGT, qui avait chaque fois dénoncé le mécanisme, mais c’était toujours la première fois. On ferme l’entreprise, on met des banderoles, on convoque la presse, c’est comme une routine. C’est une difficulté pour le monde ouvrier de trouver des formes nouvelles face au redéploiement du salariat et du capital. Si le cinéma peut essayer de participer à sa manière à réinventer la résistance, c’est d’abord en montrant le réel dans sa complexité, ses contradictions, ses paradoxes : ici à partir d’une situation de crise. D’où notre titre : La formulation. Ces gens travaillaient à la formulation chimique, transformant des produits de base en poudres, granulés, pour traiter les cultures, mais ils étaient dans une grande difficulté pour dire, formuler leur situation.

Est-ce que ce n’est pas simplement un jeu de mots ?

Non, parce qu’ils ont dévoilé eux-mêmes que, face à cette situation nouvelle qui contournait les solidarités traditionnelles, les contraignant à s’éliminer eux-mêmes, ils avaient à découvrir de nouvelles formules de riposte. On leur demandait d’établir la liste, sans leur laisser contester le principe. Mécaniquement, les syndicats se repliaient sur la négociation des primes de départ. Les salariés n’étaient plus mobilisés pour réfléchir ensemble à des formes de lutte, ils devaient seulement, soit ne pas être sur la liste, soit faire payer leur départ au plus cher. Les souffrances individuelles étaient fortes. Il n’y a alors d’autres solutions que de faire chronique de cette difficulté à dire.

Vous vous êtes beaucoup intéressé aux problèmes de l’habitat, pas seulement à ceux de l’entreprise. Au nom de l’urgence, par exemple...

C’était une tentative pour retrouver ces gens qui, au lendemain de la guerre, s’étaient organisés devant l’inertie de l’action gouvernementale. C’est aussi la découverte de vieux militants, comme Séverin Montarello, ou Marius Apostolo, qui ont, en France, créé le mouvement Squatter. Le mouvement Castor est né à Toulouse, le mouvement Squatter est né à Marseille, porté par ces deux militants et quelques autres. Ils ont été un moment 10000 à Marseille, inventant toute une démarche : repérage des lieux, évaluation du nombre de familles pouvant être logés, assaut, et, en fonction du propriétaire (église, municipalité, grands propriétaires), se prémunir pour ne pas être délogés. Il existait une loi des réquisitions, mais il fallait encore la faire appliquer. Grace à Michel Anselme et à son équipe du Cerfise, j’ai retrouvé ces vieux militants que personne n’avait vraiment salué. Quand Droit au logement reprend la même démarche et les mêmes arguments, il ne cite pas les antécédents, ce qui est un peu normal, mais oublie les acquis d’une expérience. Et c’est là qu’on retrouve ce problème de la mémoire dont on parlait avec les luttes syndicales. Au lendemain de la guerre, à Marseille, il y avait 65000 personnes qui vivaient dans des bidonvilles. Les Castors, ont fondé cinq cités en autoconstruction. Il y a eu ensuite les cités expérimentales, dans la lignée Le Corbusier. Puis la machine à dupliquer la construction massive s’est mise en branle. Autant, au lendemain de la guerre, les ouvriers ont résisté, et fondé des formes différentes d’habitat, ou participé à des commissions pour créer des cités expérimentales, autant ensuite ils se sont laissé entraîner dans le système uniformisé du logement social. Le mouvement squatter avait décrété " petit bourgeois " le logement individuel !

Ce qui est surprenant, c’est que cette amnésie généralisée dans les luttes — travail, habitat, émigration — n’a pas été vraiment combattue par l’audiovisuel, qui est une mémoire consultable, au moins de demi-génération en demi-génération. Les films sont devenus des archives, pas des moyens de réactivation de la mémoire.

Je ne sais pas pourquoi. Je crois discerner une raison interne : il me semble que cela participe de la machine démocratique institutionnelle. A chaque période, les institutions donnent des réponses techniques à des besoins sociaux. Il faut finir une lutte, et il est difficile de réfléchir la sortie de la lutte. Qu’est-ce qu’on gagne, qu’est-ce qu’on perd ? Tous les médias, dès qu’il y a une sortie de lutte, présentent la réponse technique, qui a été négociée. Le besoin social, la résistance par l’imaginaire, autrement dit tout ce qui constitue la mémoire, sont déjà mis en berne. La filiation des imaginaires est occultée. Les médias, en ce qu’ils sont une chronique officielle, retranscrivent l’événement. Avant de m’engager dans Au nom de l’urgence, j’ai fait rechercher par l’INA régional les 400 documents d’archives sur l’urbanisme. Il est évident que c’est la chronique officielle : inaugurations, colloques, déclarations, etc. On a vu monter tout l’imaginaire de la mise à l’écart. On a d’abord veillé à ce que les ouvriers soient confinés dans le logement social en-dehors de la ville. Dans un premier temps, tout allait bien, il y avait le soleil et l’hygiène ; ensuite, il y a eu la désignation : quartiers défavorisés. On voit ainsi monter tout le discours de dénigrement, de suspicion, de défaveur. Ça, c’est après coup, mais dans le moment où ça se passe, il est difficile de prendre la distance avec la chronique officielle de l’actualité: il faut bien se contenter de réponses techniques, qui apparaissent comme des sorties de crise honorables.