Temps de pause

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À propos du film "le pacte fragile" et du travail photographique de Jacques Windenberger, Alain Dufau.


Des usages

Je me souviens très bien de la phrase de Serge Daney que tu me disais avoir entendu sur France Culture dans l’émission "A voix nue" (sache que je n’en doute pas). Tu m’as même précisé la date, en chroniqueur infatigable : c’était le 28 août 1992 (je m’en fous totalement) et même que c’était une rediffusion (encore plus).

C’était : "Il n’y a d’image que là où l’autre existe".

Là ce fut différent.

Il était temps pour moi d’apprécier tes images.

D’en fréquenter des milliers m’a obligé à y voir plus clair sur mon désir de cinéma comme suite d’instantanés.

Nous pouvons arrêter l'image (arrêt sur image, photo), nous ne pouvons pas arrêter le son (ou plutôt, si, on le peut techniquement, mais localiser une fréquence n'a pas vraiment de sens).

Le désir de cinéma vient de ce paradoxe. Plus que dans l'animation d'instants photographiques proches, c'est dans l'écart entre, d'une part, l'évidence de fragment, d'arrêt, de saisissement propre à la photo, et d'autre part l'évidence de fluidité, de récit, de musicalité, propre à l'enregistrement sonore, que naît le pathétique du désir de cinéma.

À tel point que le cinéma muet n'a jamais vraiment existé. Vers 1925 il existait à Marseille environ 500 musiciens de cinéma. Ils jouaient en direct. Alors le cinéma était reçu par tous comme un spectacle vivant aussi instantané que le théâtre.

Seule la sourde respiration d'une salle de cinéma et son public nous renvoie à ce moment. Seule la sourde respiration d'une salle de cinéma, ou, dernier espoir, l'engagement conscient et viscéral pour un cinéma qui s'invente avec son public, qui cherche à voir, qui fait sourdre plus qu'il n'assène, qui plisse les yeux parce qu'il y a trop de lumières, trop d'enchâssements donnés pour vérités (l'actualité, les "news", restant un des catéchismes de notre fin de siècle, qui jamais ne propose mais livre "la" vérité), un cinéma qui invite à discerner, en partageant l'émotion.

Quand le cinéma s'invente avec son public, il peut à ce moment s'inventer son public.

Enfin pour moi c'est plus facile à dire qu'à faire.

Et puis est-ce bien possible encore quand le travail de film documentaire se trouve la plupart du temps phagocyté par la télévision ?

Nous voilà condamnés à devoir mettre entre parenthèse le dispositif de monstration ou plutôt penser à une hypothétique et allégorique "salle de cinéma-- salle de classe-salle de séjour-chambre à coucher". À mettre entre parenthèse son support (pellicule, vidéo, numérique).

Seule réponse honorable : espérer le public (je ne parle pas d’audimat), le penser par évocation personnelle du rituel cinématographique. Pour moi là est l’usage actuel du documentaire : je veux dire celui qui commande sa nécessité.

Cette résistance à l'environnement devient un des objets du cinéma, du fait même de l'utilisation du désir de cinéma par la télévision.

Mettre en scène la résistance à l'environnement médiatique et ses normes, ses codes et ses clichés ; la faire partager dès l'élaboration du film (sans complaisance à l'autre, le filmé), comme une nécessaire contagion.

C’est ce qui m’a séduit dans ta démarche obligée de documentariste photographe. Obligée par le marché. Obligée plus sûrement par tes incessants va-et-vient entre les lieux où tu photographies, les lieux où tu développes, les lieux où tu montres, et très souvent aux photographiés directement. La photo comme cosmogonie portative, mais concrètement.

Il y a peu tu te disais journaliste- reporter- photographe.

Documentariste tu es.

Car je vois dans cet aveu de transformation comme une évidence conquise sur tes propres réserves : l’œuvre et ses réserves.

 



De l’approche documentaire

Je me sens artisan d'inquiétude et de jubilation ; je me sens plus réalisateur que producteur. De cette façon quasi enfantine de triturer les matériaux d'expression, jusqu'à ce que, à l'écran, nous ne sachions plus trop s'il s'agit d'image ou de son, mais bien d'émotions, de cris, d'allégories, d'humaines passions, des rituels de toujours passés au ripolin du présent.


Inquiétude et jubilation : de ce travail paradoxal, éternelle demande d'amour.

Car c’est bien avec des gens que nous travaillons.

Et je sais ta démarche têtue.

Tes photographies sont faites à certains moments, certaines heures, avec des gens particuliers qui acceptent cette relation de confiance ; puis ces photographies sont exposées, dupliquées, elles circulent dans les familles, dans des écoles, des centres sociaux, des lieux de débat, d'exposition, des lieux publics...

Puis tu engages ton statut de producteur d'images, d'artisan d'images, pour comprendre avec les gens comment ces images sont reçues, perçues, vécues, comment elles sont digérées dans la moulinette médiatique, parfois vécues comme impression d'un moment rare, parfois oubliées.

Et si tes photographies servent de support de réflexion et d'analyse à des responsables et décideurs, tu veux savoir ce qu'elles deviennent auprès de ceux-là mêmes qui ont prêté ou donné leur image. Tu veux savoir ce qu'elles deviennent auprès de tous ceux qui les utilisent, et s'autorisent ou pas, à exprimer ce qu'ils voient.

Car tu sais d’abord que les émotions données par une photo ne vont pas d'évidence, tu sais que tous et toutes ne pouvons ressentir les mêmes choses.

Mais tu ne te résous pas à ce que tu sais, alors toujours tu repars et quittes ta maison pour entendre comment l’autre voit tes photos. Comment l’image de l’autre peut-elle interpréter autre chose que le pacte fragile qu’est toute relation ?

C’est comme une évidence qu’on n’ose jamais tutoyer : tu ne photographies pas l’autre, mais simplement ta relation à l’autre. Je ne filme pas l’autre, mais simplement ma relation à l’autre. C’est toujours cela que le spectateur d’abord reçoit.


Nous nous sommes retrouvés sur le désir de dévoiler notre réalité, de faire remonter les émotions, d'écouter les jeux de regards croisés de ceux qui réalisent les images, de ceux qui les regardent, de ceux qu'elles représentent, de ce qu’elles représentent, sur le désir de fabriquer du documentaire.

Il n'est d'autre issue pour nous que de poursuivre le lent recueil des fragments de vie quotidienne en rencontrant.


Faire des images et bannir la facilité qui voudrait que l'image soit la chose la mieux comprise et partagée par tous.

En ce moment social où l'image est coincée entre l'hystérie et l'interdit, entre : d'un côté la profusion infinitélévisuelle des news, reportages, clips, jeux, pubs, informations promotionnelles en tout genre, et de l'autre, la montée du refus de l'image (par bienséance pédagogique ou intégrisme religieux). La bienséance pédagogique fait chez nous plus de ravages que l’intégrisme : mais qui le voit, qui en souffre vraiment? En ce moment où les modes d'encadrement sociaux ne cessent de s'affiner et tout à la fois hésitent ; où se juxtaposent les créations les plus complexes, et puis, tout proche, le refus mauvais de toute expression, de toute image ; en ce moment où à quelques centaines de kilomètres d'ici, tout est fait pour que se taisent les poseurs de question ; où arrivent d'Algérie des hommes et des femmes en souffrance... Ici et maintenant inventer des images avec les autres. Image, laboratoire du regard, invite.

 



Temps présent et histoire

Le déni de réalité est à ce point développé par les protagonistes de l’industrie des programmes qu’il nous est difficile de tenir le cap de l’évocation du présent, une évocation qui engagerait notre désir de nous transformer. Comme l’histoire, il nous faut rendre présent, représenter. Au-delà des clichés colportés, en écoutant, tu as raison, ce que nos maîtres artistiques nous ont transmis.
Je me suis engagé très progressivement (je suis un paysan) dans la parole au cinéma comme épreuve de liberté (et non la parole comme vérité, le propre de l’imprécateur) : filmer des corps qui parlent.
Marcher avec.
En partageant, en pataugeant du verbe et ses questions douloureuses, avec celui que je filme, je m’implique dans le dire car clairement nous avons à y gagner au moment où nous le faisons.
Mais quoi donc ?
Expérience particulière du dépassement de soi ou plutôt tentative de lucidité. Moments à construire où la capacité à regarder l’histoire serait une capacité à entrevoir l’histoire à faire. Sans illusion.
Alors le soi construit avec l’autre, comme une borne devenue à peu prés visible, comme image d’une tentative étayée, à étayer de la réalité à conquérir, comme mise en danger de sa propre existence.
L’évidence que mon désir de construire du sens avec l’autre au moment où je l’écoute en dit plus que des leçons que j’aurais à communiquer.
Pour s’engager dans une écoute non complaisante, dans l’émergence de sens nourriciers, l’aveu de bricolage m’apparaît comme un préalable trop souvent occulté, le moindre des préalables.
N’est-ce pas ce double aveu, et de bricolage des réponses humaines, et d’une réalité qui nous échappe, qui actuellement rend le travail documentaire difficilement visible?


À propos de l’esthétique

Chez toi, dans ta photo, tout est à échelle humaine, tout est sous le geste de l'homme. C'est cela même qui casse une vision paupériste ou grandiloquente. Tout est sous le geste de l'homme, de sa présence, même si ce n'est qu'une ombre restante, portée. Le véritable habitat c'est quand il est habité de l'intérieur. Ici c'est le cas : comme si le décor pouvait être transformé, comme si rien n'existait irrémédiable, comme si nous pouvions transformer notre regard, comme si celle qui sourit, celui qui pleure pouvait se transformer.

Tout peut être autrement... Et pourtant c'est à jamais, là, dans cette photo, à jamais dans nos mémoires.
Ta photo donne à entendre l'improbable maîtrise de l'homme sur lui-même et le monde qui l'entoure. Le pathétique c’est le contraire du pathos.

En même temps cela paraît plus simple : il y a ton regard, ta proposition de regard, liée, fondue avec l'auto-mise en scène des gens.

Ceux-là n'ont pas peur de ton regard, ils savent même, à se donner ainsi qu'ils vont découvrir une autre image que nous avons d'eux, et qu'en définitive ils ont aussi d'eux-mêmes.
Et ton regard c'est du folk, comme on le dit de la bonne musique populaire. C'est pas une photo, "la" photo, ce sont des fragments de vie quotidienne, des éclats, des moments, qui assemblés nous invitent à la naissance d'un récit possible, construit avec l'autre. La photo comme musique d'un possible, d'une invention mutuelle, d'une double fierté simplement affirmée.

J'aime aussi beaucoup la naïveté presque picturale.
D'ailleurs comme les peintres tu légendes tes photos, tu localises, tu nommes la scène, les conditions, tu assignes un sens fort qu'immédiatement nous sommes obligés de faire jouer sur la photo.
Je parle d’une photo qui n’est pas dans ce recueil : c’est aussi bien.
Tu dis : voilà il s'agit de ça, cherchez pas, nous sommes "entre 7h30 et 9h, à la FNAC" et puis "ménage au rayon T.V.". Comme toute peinture documentaire tu dis simplement que la vie est là, tenace dans un lieu, un mouvement, une présence.
En quelque sorte tu rassures : un peu comme les premiers plans dans les photos classiques des années 30 : ça servait à rentrer dans la photo (enfin c'est ce qu'on disait). Voilà c'est ça, la légende de chaque photo c'est comme un premier plan, une marche pour nous dire d'oser y aller.
Y a rarement besoin de ça, mais bon, ça rassure les programmateurs, les diffuseurs, les adeptes du "traitez-moi ce thème, seulement ce thème et ne regardons pas ailleurs". C’est comme une humilité à laquelle tu t’assignerais. Et j’accepte ton travail comme tu veux bien nous le montrer.
Reste que les écrans T.V. de cette même photo ne reflètent que d'autres T.V., c'est le règne de la duplication du vide. Reste que la frontalité de ces télés est quasi obscène, que sur la plupart d'entre elles on peut lire, ou deviner "cet été prenez le temps..."
À la fois invite à chercher ailleurs et aveu d'une absence totale de programme, de contenu, de sens, d'émotion.
Reste que Bonie (je sais, son nom n’est pas écrit dans la photo, ni dans la légende, mais comme tu m’as soufflé son nom, maintenant j’en parle), oui Bonie nous tourne le dos, parce que l'électronique a ses manards, ses oubliés du petit matin, mais surtout qu'il n'y a rien à voir. Circulez !
Le sens, et l'émotion plus sûrement, tu nous les proposes en nous montrant le présent simplement tel qu'il peut être, tel qu'il peut se dérouler tendre ou dramatique, mais jamais outré. Il n'y a pas d'héroïsme à être. Il y a seulement de la fierté à partager ensemble l'humaine condition, tout autant, de la fierté à savoir que le monde, il ne tourne pas à la même vitesse pour tous.

Tu nous rapproches de notre présent alors même qu'il nous semblait que tout fuyait de toute part. C'est pas seulement l'été qu'il faut prendre le temps. C'est dès maintenant, voyez ce regard, voyez ces enfants, voyez-vous, voyons-nous, osons être disponible à l'autre, avec nos gestes, nos sourires, nos pleurs, nos travaux, nos attentes.

C'est ce sentiment du présent qui remonte, au-delà, bien au-delà des images compassées du marché de la plainte et de l'allégeance généralisée.


Documentaire et société

La place des documentaristes dans notre société ne va pas pour moi au-delà de ce que nous pouvons produire, des enjeux que nous assignons à ce que nous pouvons produire :
Jacques je te le concède, la photographie comme le film travaille notre désir de connaissance, en ce qu'il est désir d'élucider le réel (ou plutôt de ses fragments). Mais à la différence des news (et leur accumulation hystérique), des reportages télés (et la démarche trop souvent vériste du journaliste : "ce que j'ai vu est vrai"), l'intention est en question et pose question : elle m'oblige à transformer mes angoisses en inquiétudes, mes plaisirs en jubilations, elle m'oblige à formuler pour moi, spectateur.
L'intention se mettant au travail sous mes yeux, sous mes sens, il y a quelque chance de tutoyer (ça serait déjà pas si mal) l'intérêt philosophique.
C'est à ce moment que l'intention, voire le sujet, (grâce à son récit concret, en gagnant la dimension symbolique), peut devenir allégorique. C’est ce que tu appelles les photographies emblématiques.

Mais la photographie comme le film est une proposition personnelle, signée : singulière et sanglière (pour ne pas oublier le qui je suis animal). Dans sa force individuelle, tout autant que sa fragilité : ce n'est que mon cri, mon expression, ma poétique, ma recherche, ma quête..., mais c'est mon cri.
Ce point de vue forcément esthétique affirme ton style en jeu avec l'intention. C’est la douce distance à laquelle tu te places pour photographier quelqu’un, comme ce moment avant de lui serrer la main. C’est ce rapport particulier entre le cadre et la personne photographiée, comme une interrogation sur le poids de l’un sur l’autre.
Certains parlent de traitement : je trouve que le mot s'est dévalué : la traite de quoi ? des "sujets" télévisuels ? La façon dont on traite les autres dans le film, avec le film : les gens filmés et le public ? C'est aussi une façon d'instrumentaliser l'esthétique : faire la bonne illustration du sujet, son bon traitement: traitez- moi ça, torchez-moi ça !
En définitive dans sa fonction d'assujettissement de rendre second le sujet vivant.
C’est ce que produit de plus sournois le traitement thématique.
Difficile de séparer l'esthétique et l'éthique au cinéma, comme en photographie.

Mais telle une proposition filmique tu proposes souvent des suites de photographies, un récit, une réflexion sensible séquentielle qui place dans une continuité ses tensions, ses respirations.
Dans un film comme dans une photographie, il reste l'ordre de la nécessité qui porte. En aval, présent ou pas, ce que le peintre nommant "le duende" disait roder du côté de la naissance de la lumière, du jaune aux troubles maronnasses qui malgré tout éclairent.



Texte écrit pour "Temps de pause", parcours photographique de Jacques Windenberger, Éditions Bik et Book, Marseille 1999.