Des relations équilibrées

Au fur et à mesure de sa pleine reconnaissance en tant qu’art à part entière, les relations entre cinéma et littérature vont s’équlibrer.
"Il me semble, remarque l’écrivain Jean PAULHAN en 1958, que le cinéma a débarrassé la littérature de plusieurs soucis absurdes, tels que: mouvement, rapidité, poursuites, coup de théâtre, comme la photographie avait heureusement guéri la peinture du soin de "faire ressemblant”. Les arts s'aident moins par ce qu'ils s'apportent que par ce qu'ils s'enlèvent les uns aux autres."
Le problème de la hiérarchie des arts a régulièrement été posé au cours des siècles. Au cours de la deuxième moitié du XIX° siècle le roman fut ressenti comme l’art de référence, le roman et l’art du récit. La bande dessinée puis le cinéma apparurent qui incitèrent chaque art, comme à chaque fois qu’un nouveau apparaît, à se définir par sa spécificité. Au début du XX° siècle de nouveaux médias et de nouveaus canaux de diffusion, comme la radio, la télévision, la vidéo, l’image numérique, viendront renforcer la propension à inventer des histoires ou plutôt à les colporter.
Walter Benjamin au creux des années 30 l’avait bien noté dans “L’oeuvre d’art à l’ére de sa reproductibilité technique”, l’objet culturel devenait marchandise. Les récits vont s’échanger. L’adaptation pourra devenir une pratique culturelle, celle du commerce des récits, participant des industries artistiques et notamment cinématographiques.
Mais restons un temps en cette fin des années cinquante.  
Alexandre ASTRUC dans "La Littérature est-elle un piège pour le cinéma ?", enquête publiée dans la revue Actualité Littéraire de 1958, pourra aprés BAZIN, s’écrier: “Inutile de croire que c'est en "protégeant" le cinéma contre les autres formes d'art, en veillant jalousement à ce que le film n'ait rien à voir ni avec le roman ni avec la peinture, que l'on fera du vrai cinéma. On fera des niaiseries, oui, ou de jolis albums de souvenirs de vacances. Que l'on nous laisse un peu tranquille avec le "cinéma pur"! “Macbeth” d'Orson Welles, c'est à la fois Shakespeare et le cinéma. Pourquoi ? Parce qu'il y a quelque chose de commun au cinéma et à Shakespeare. Parce que le cinéma est apparu dans un monde où Shakespeare avait déjà existé.” 

Les relations entre les arts vont s’équilibrer. Et nombre d’écrivains restent réfractaires à toute idée d’adaptation. Hélène PARMELIN dans Les Lettres Françaises en 1956 défend avec force l’inadaptable spécificité de la littérature: “Il se trouve que certaines choses ne peuvent supporter d’autres expressions que celles de l’auteur, d’autre visage que le sans-visage du livre, d’autre rythme que celui de la pensée de l’écrivain, d’autre échange que celui du livre au rêve du lecteur”.
En 1962  Ingmar BERGMAN s’insurge encore contre la trop grande dépendance du cinéma par rapport à la littérature, à tout le moins chez les critiques de cinéma: "Je trouve humiliant de voir mon œuvre critiquée comme si elle était un livre alors qu'elle est un film. Cela revient à appeler oiseau un poisson, à confondre le feu et l'eau.(...) Le film n'a rien à voir avec la littérature. Le film et l'œuvre littéraire sont deux formes artistiques dont le caractère et la substance s'excluent mutuellement.(...)
Le film ressemble plus à un état d'âme qu'à une histoire, mais riche d'associations d'idées, d'images fécondes."
C’est BERGMAN qui dit cela, BERGMAN qui a fait du théâtre son art majeur: les arts se nourrissent et chaque art se tient dans ses matériaux.

Sans doute les formes d'adaptation ont suivi les différentes façons de penser le scénario. Dans les années 40, 50, les scénarios étaient souvent très précis, chargés d'indications sur la lumière, le cadre, l'objectif à utiliser, les mouvements de caméra, le décor... Les films étaient tournés en studio, et le metteur en scène concentrait son travail à diriger les comédiens.
Avec les années 60, le tournage en décors naturels s'imposa et le scénario sortit de ses carcans techniques imposés. Le tournage en vint parfois à se passer du scénario. En 1959 Godard réalise “À Bout de Souffle”, véritable manifeste de la Nouvelle Vague.
Pour bousculer les vieilles techniques, et en réaction contre un cinéma français au classicisme méthodique, porté par Delannoy, Duvivier, Cayatte, les Cahiers du cinéma définissent la notion de “film d'auteur”.
"La révolte était donc tout à fait justifiée. L'idée qu'un film devait porter la marque d'un ou de plusieurs auteurs était pour nous complètement évidente. Mais le film d'auteur est devenu très vite le film où un auteur parle de lui-même: c'est là où est la vraie perversion de la notion.(...) Pour Shakespeare ou Molière qu'est-ce que c'était qu'une histoire originale ? Plus une histoire avait été racontée, plus elle avait de chances d'être intéressante. Je crois que “l'histoire originale" est une invention de la Société des Auteurs... L'idée que les histoires originales ont plus de valeur que les autres laisserait supposer que ce qui compte, c'est la gloire de l'auteur. Ce n'est pas du tout l'intérêt de l'histoire elle-même, rien ne dit qu'une histoire originale est plus intéressante qu'une histoire adaptée." Jean-Claude CARRIÈRE qui a signé plus d’une vingtaine d’adaptations pour le long métrage défend l’idée que l’adaptation est au creux de la démarche de création filmique en ce qu’elle pose comme évidente la passation: tout art invente à partir de ce qui s’est fait, avec ce qui s’est fait. Là comme ailleurs se réemploient et les histoires, et les sujets.
Il est de bon ton dans certains réseaux télévisuels de dénoncer maintenant le film d'auteur, son narcissisme nombriliste et remettre en selle la notion d'un scénario préfabriqué. Jusqu’à faire de la "navarisation" un exemple: procédé qui consiste à acheter une histoire, à la transposer sur un héros feuilletonné, en oblitérant le personnage pour laquelle elle a été écrite. Mécanisation télévisuelle.
Depuis les années 50, depuis Bresson et Resnais, le cinéma s'est fortifié en affirmant l’empreinte personnelle du réalisateur, en affirmant l’écriture cinématographique originale, sans renier l'histoire racontée, le sujet du film, qui nous confrontent également au sentiment du présent. L'adaptation du livre nous oblige d'évidence à entendre toutes ces dimensions sans pour autant y trouver quelque recette à réussir de beaux films.
Et François TRUFFAUT dans la Revue des Lettres modernes, en 1958:"Opposer fidélité à la lettre et fidélité à l'esprit me paraît fausser les données du problème de l'adaptation si toutefois problème il y a. Aucune règle possible, chaque cas est particulier. Tous les coups sont permis hormis les coups bas; en d'autres termes, la trahison de la lettre ou de l'esprit est tolérable si le cinéaste ne s'intéressait qu'à l'une ou l'autre (...). Le seul type d'adaptation valable est l'adaptation de metteur en scène, c'est-à-dire basée sur la reconversion en terme de mise en scène d'idées littéraires”.
Raymond QUENEAU pourra provoquer: “On n’est jamais assez infidèle aux bons auteurs”.